la supervision pour conjuguer vie prosaïque et vie poétique en entreprise ?

Il y a quelques années sur France Inter, j’écoutais Edgar Morin parler de “vivre poétiquement”.

La difficulté consiste à conjuguer la vie prosaïque (toutes les activités qui ne nous passionnent pas, mais nous sont nécessaires) et la vie poétique (les activités au contraire qui nous font vibrer, qui associent corps et esprit, du sport à l’art, de l’amour à la création).

Illustration de la dialogique, l’unité de deux contraires, au cœur de la pensée complexe prônée par le philosophe. (Écoutez Morin en parler).

Edgar Morin définit le mot dialogique par le fait que deux ou plusieurs logiques, deux principes sont unis sans que la dualité se perde dans cette unité.

La vie est un tissu mêlé de prose et de poésie

Edgar Morin écrit : “Qu’est-ce que la vie ? La vie est un tissu mêlé ou alternatif de prose et de poésie. On peut appeler prose les activités pratiques, techniques et matérielles qui sont nécessaires à l’existence. on peut appeler poésie ce qui nous met dans un état second : d’abord la poésie elle-même, puis la musique, la danse, la jouissance et, bien entendu, l’amour. Prose et poésie étaient étroitement entretissées dans les sociétés archaïques. Par exemple, avant de partir en expédition ou au moment des moissons, il y avait des rites, des danses, des chants. Nous sommes dans une société qui tend à disjoindre prose et poésie, et où il y a une très grande offensive de prose liée au déferlement technique, mécanique, glacé, chronométré, où tout se paie, tout est monétarisé.”

Pensée dialogique en entreprise

Edgar Morin invite à réconcilier la vie prosaïque et la vie poétique, Descartes et Spinoza, l’efficience et la créativité, la performance et l’harmonie. En résonance avec Morin, François Jullien (conférence sur l’efficacité), propose de considérer la double polarité génératrice de la vie :

le Yin qui engendre le Yang qui engendre le Yin, etc.

Dans l’entreprise, comme le souligne notre consœur Geneviève Slosse Fraisse, “c’est aussi une invitation à dialoguer différemment entre manager et managé sur la motivation, celle-ci étant sous-tendue par le désir et le sens. Analyser l’articulation temps prosaïque et temps poétique au travail permet sereinement d’arbitrer entre nécessité de structuration des tâches et capacité d’expression de la créativité.”

Ce n’est pas le déterminisme qui est d’une « richesse fascinante », ce n’est pas non plus le hasard. Isolés, ils sont chacun d’une pauvreté désolante. La richesse fascinante, le véritable objet de la connaissance scientifique, c’est la (les) relation(s) ordre/désordre, hasard/nécessité. C’est la réalité de leur opposition et la nécessité de leur liaison.

L’entreprise chaordique et les passeurs de paradoxe

En prolongement de Morin, une pragmatique de la dialogique en entreprise s’illustrerait par la capacité de marcher (voir de courir) en équilibre sur le fil tendu entre l’ordre et le chaos : le bord du chaos, zone de l’innovation, à la frontière de la complexité.

C’est la vision de l’entreprise que défendait, dès les années 70, Dee Hock, fondateur de Visa. Il avait même inventé un néologisme pour cela : l’entreprise chaordique, décrite dans « The Birth of the Chaordic Age« .

De nombreux passeurs de paradoxe ont relayé cette pensée que l’on retrouve dans les écrits d’Olivier Zara, par exemple dans cet article “Le rôle du chaos dans l’innovation”.

Citons aussi Olivier Maurel qui écrit très dialogiquement sur “Le Cadre & Le Mouvement”, tissant des liens entre méditation, permaculture, communication non-violente et intelligence collective :

Quelle bonne proportion de chaos (fécondité) et d’ordre (structuration) trouver alors ? Pour Dee Hock, une nouvelle voie existe qu’il appelle chemin chaordique : comme c’est le cas pour la nature et son harmonie, il existerait des modèles sachant conjuguer force de vies émergentes (qui favorisent le neuf) et convergentes (qui stabilisent le connu).

Cette recherche équilibriste amène à apprivoiser le paradoxe, principe actif des systémiciens. Je dois ici mentionner Jan Ardhui qui m’a ouvert de nouveaux horizons il y a quelques années avec ses complémentarités génératives. Citons sa participation “Explorer, approfondir et utiliser ce qui est présent avec le Patterning Génératif” à l’excellent ouvrage collectif “Faire réussir les acteurs clés de l’entreprise – 2e édition” et également cet article : “How to integrate a coaching attitude in a managers position”.

Supervision en entreprise

Et si la supervision en entreprise n’était qu’une autre forme pour raconter une vieille histoire : celle de l’homme à la recherche d’une organisation du travail dialogique.

Cette posture idéale au cœur du paradoxe, entre ordre et chaos, a-t-elle déjà été décrite au IVe siècle av. J.-C par Maître Wen « Ecrits de Maître Wen. Livre de la pénétration du mystère » ? 

L’homme du Tao est vacuité, équanimité, limpidité, souplesse, simplicité. La vacuité est sa demeure, l’équanimité sa nature, la limpidité son miroir, la souplesse son agir, le retour sa constante. Chez lui, la souplesse est dure, la faiblesse forte, la simplicité pilier.

Laissons alors le mot de la fin à André Gide pour définir l’histoire sans fin de notre quête d’harmonie dialogique :

Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer.

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