Supervision et professionalisation par Denis Bismuth

Dojo

On voit bien comment on peut développer les compétences des coaches par la formation. Qu’en est il des compétences des accompagnés notamment les coaches quand ils sont en supervision ? Quelle différence entre former et professionnaliser ? Qu’est-ce que professionnaliser par l’accompagnement ? En quoi celui qui est accompagné est-il professionnalisé ?

En un mot la position de supervisé consiste en un entrainement à un certain nombre de gestes cognitifs qui favorisent l’introspection et l’évocation d’un vécu d’expérience. C’est un moyen de développer une certaine conscience de soi dans la relation à son environnement qui, en principe, caractérise le professionnel. L’espace de supervision est comme un « dojo de la conscience ».

Denis Bismuth

LIEN ACCOMPAGNEMENT ET PROFESSIONNALISATION

Il paraît évident à première vue que le fait d’accompagner une personne contribue au développement de ses compétences et donc de sa professionnalisation. Le lien entre l’accompagnement et le développement des compétences paraît intuitivement évident. De nombreuses sources bibliographiques sont disponibles sur l’accompagnement professionnel, surtout dans le monde de l’éducation et la formation des enseignants, mais il est plus difficile de trouver des réflexions sur le lien accompagnement et développement de ses compétences principalement dans le monde de l’entreprise[1]. Les travaux de recherche sont encore rares qui permettent d’éclaire l’articulation de ces deux champs de recherche que sont l’accompagnement et le développement des compétences.

Comment cela fonctionne ? En quoi l’accompagnement est il professionnalisant ? Qu’est ce que se professionnaliser ?

QU’EST CE QUE PROFESSIONNALISER ?

Le champ de la compétence de l’accompagnant, quand il est coach ou superviseur, est bien balisé et structuré au travers du travail des associations professionnelles comme l’EMCC ou PSF, mais peu de choses ont été écrites sur ce que l’accompagnement développe comme compétence chez les accompagnés. En 2005 j’ai eu le plaisir de mener au bout un master II (on disait alors un DEA) en formation des adultes. Ma question était de savoir si le fait d’être accompagné permettait de développer des compétences spécifiques chez celui qui est accompagné

Au-delà de ce qu’on peut apprendre sur son métier par ses pairs ou par un accompagnant, qu’est-ce que le fait d’être en position d’accompagné entraîne comme comportements différents[2] ? Comme savoir faire/savoir-être différents ? En un mot : en quoi l’accompagnement est-il source de développement de compétence et de capacités ? ou de soft skills comme on dit maintenant en français…

Pour ce travail de recherche, j’ai enregistré des heures de séances de coaches en supervision : des jeunes coaches novices dans leur accompagnement et des coaches expérimentés rompus à l’exercice de la position de supervisé qui avaient manifestement l’habitude de cette situation.

Je suis parti de l’hypothèse que les manières de construire son discours sur son activité professionnelle pouvaient être indicateur d’un rapport différent à sa pratique. A ce moment, l’expérience d’être supervisé pouvait apparaître comme source d’un changement dans le rapport à sa pratique.

Qu’est ce que les différences de discours pouvaient nous apprendre de leur différences de comportement ?

Pour résumer on peut noter qu’une personne rompue à la position d’accompagné, développe une capacité à évoquer précisément un vécu d’expérience. Elle est capable d’aller au delà du jugement sur elle-même et sur la situation pour donner des informations spécifiques sur la situation et sur le vécu expérientiel. Autrement dit, elle garde une plus grande trace mémorielle de son expérience vécue.

Une des missions de l’accompagnant, coach ou superviseur, est de guider son client dans l’évocation de son vécu d’expérience pour en identifier les ingrédients : les croyances en jeu, les inférences implicites, les indicateurs sensoriels, les ressentis…Il a aussi pour mission de l’accompagner à aller au-delà de la perception superficielle de la situation pour en percevoir la globalité « systémique ».  C’est à dire de l’amener à élargir le champ de la perception de la situation en allant puiser dans son vécu d’expérience à partir de ses indicateurs sensoriels dans une démarche d’introspection.

Pour dire la même chose plus simplement : tout enseignant ou formateur a fait  un jour l’expérience de demander à un apprenant qui revient d’un stage :

— Alors qu’est ce qui s’est passé pendant ton stage?

La réponse est bien souvent : Rien !

C’est évident qu’il ne s’est pas « rien passé », mais l’apprenti a du mal à entrer en évocation d’un passé même récent. Un peu comme si rien n’avait imprimé dans sa mémoire consciente. On sait bien que l’expérience vécue reste disponible au rappel en mémoire consciente pour peu qu’on ait une certaine pratique du geste cognitif d’aller se servir de ses indicateurs sensoriels pour accéder à la mémoire non-consciente. Une pratique qui permet de rendre explicite ce qui est implicite. Un moyen de rappeler en mémoire vive les éléments non-conscients.

Derrière ce comportement, il y a un geste cognitif depuis longtemps identifié par les grecs: le geste d’épochè ( ça fait bien dans les salons : prononcer époqué) et le geste de prosochè. C’est à dire la capacité à arrêter son activité, entrer dans une introspection qui permet d’accéder à la mémoire de l’expérience grâce aux indicateurs internes de son expérience. Cette introspection permet une évocation plutôt riche de ce qui a été vécu : les évènements, les ressentis, les éléments en jeux, les processus de décision de sens et d’action etc…

Ce geste d’épochè a pour résultat de permettre à la personne d’aller au-delà d’une perception mentale de son activité, perception souvent superficielle et source de trop peu d’information pour qu’elle soit utile dans la compréhension de la situation. C’est cette évocation qui permet de « problémer » une situation (comme disent nos amis québécois) . C’est à dire mettre en équation son vécu, l’objectiver pour en faire un objet à penser.

La fonction d’un accompagnant superviseur est de mettre en place un processus de guidance pour conduire le jeune coach à produire ces gestes cognitifs. Dans la supervision des coaches expérimentés on s’aperçoit qu’ils sont capable d’être autonomes par rapport à ce travail d’accès aux indicateurs de leur expérience et qu’ils sont capables d’évoquer tout seul un vécu. Ils savent se mettre en évocation pour peu que l’environnement soit favorable :

  • un temps qui leur est dédié,
  • un interlocuteur simplement présent et non inférant[3],
  • un contrat structurant
  • un format de question adapté.

 

Ce premier travail de recherche a permis d’ouvrir un champ de réflexion qui reste à poursuivre :
Qu’est ce que le fait d’être accompagné développe comme compétence chez un accompagné non coach (manager ou formateur éducateur) ?
Et donc : en quoi cette démarche d’accompagnement est professionnalisante pour lui ?
Ou plus précisément pour notre projet : en quoi la supervision peut-elle être professionnalisante ?

Pour les associations de coach le rôle du superviseur consiste à :

  • Développer les compétences et aptitudes du coach/mentor
  • Offrir un espace de support pour réfléchir aux expériences vécues au cours du travail avec les clients
  • Favoriser des pratiques professionnelles de qualité conformes aux normes et à la déontologie.

La question se pose de savoir comment la supervision fait-elle pour être professionnalisante ?

Que se passe-t-il dans une démarche de supervision pour qu’elle agisse sur les compétences professionnelles d’un supervisé.

Pour réguler son comportement prendre des décisions de sens et d’action un individu met en œuvre un certain  nombre de gestes cognitifs. C’est la mise en œuvre de ces gestes cognitifs qui constitue les comportements (ou méta-compétences). Ces gestes cognitifs comme tous les gestes s’apprennent par la pratique et par la répétition. Parler à propos de la façon de tenir un marteau n’a jamais donné la compétence à s’en servir. La production du geste repose sur une pratique qui est la coordination des gestes cognitifs associés au projet. Ces gestes n’ont leur efficacité que dans le silence de l’implicite de l’expérience de la personne. S’ils sont très difficiles à décrire et impossibles à observer, ils sont tout aussi inconscients dans leur mise en œuvre. En ce sens la supervision est, comme peut l’être le Dojo pour la pratique de la méditation ou des arts martiaux, un espace de pratique des gestes de la prise de conscience.

Au delà des pratiques discursives comme indicateur d’une capacité à entrer en évocation d’un vécu d’expérience, le travail a permis de mettre en évidence un autre champ de capacité:

1) LA CAPACITE A CENTRER SON ATTENTION SUR,  A CONTROLER SIMULTANEMENT, TROIS REGISTRES :

Le contenu : la situation exposée, le vécu, l’histoire

Le processus : son propre processus cognitif en situation d’être accompagné

La relation : la relation que l’accompagné entretien avec celui qui l’accompagne.

C’est à dire que tout en étant capable de rester en évocation du vécu d’expérience il est capable d’avoir conscience de ce qui se passe pour lui en terme de processus cognitif. En meme temps il est capable d’avoir un regard distancié sur l’état de la relation avec celui qui l’accompagne : il comprend ce qui se passe dans la relation avec son superviseur.

2) LA CAPACITE A GERER LE RAPPORT A SON EMOTION

Tout en étant capable d’accueillir l’émotion liée à ce travail d’épochè, le coach expérimenté est capable de ne pas se laisser emporter par l’émotion. La maîtrise de l’émotion sans sa négation est une compétence importante dans la gestion et la régulation de son comportement.

On peut déjà poser quelques jalons en terme d’hypothèses :

La supervision consiste en une mise en situation de pratiquer ces gestes cognitifs

C’est une situation qui permet de développer par la pratique les gestes cognitifs de la régulation de son action :

  • apprendre à questionner sa professionnalité qui peut avoir comme conséquence une certaine conscience de sa professionnalité[4] et questionner ses pratiques et son vécu à l’aune des limites de sa professionnalité.
  • prendre du recul pour un dézoomage systémique
  • accéder à ses indicateurs sensoriels

Quel rapport avec la professionnalisation ? En quoi cet exercice de l’épochè produit il de la professionnalisation ?

Pour répondre à cette question on peut se référer à l’étymologie de professionnel :

Profémi[5] (ou profétari suivant les dictionnaires historiques et étymologiques) : parler à propos de….

(Professer c’est bien produire un discours sur….)

Faire profession est l’étape qui suit le noviciat dans les ordres religieux[6].

Ainsi le professionnel est celui qui est autorisé à parler.  Celui qui « fait autorité », qui est légitime pour parler.

Contrairement à l’expert qui « sait faire » sans toujours savoir expliquer  comment il s’y prend (P.Pastré parlait du laconisme de l’expert), le professionnel est capable d’avoir un discours sur ce qu’il fait. Ce qui peut nous indiquer  qu’il a une certaine conscience explicite de son activité, mais aussi de ses compétences et de leurs limites.

Il y a, entre le discours et la conscience, une relation d’élaboration mutuelle qui participe de la professionnalisation : plus je produis du discours sur mon activité plus je développe la conscience de mon activité et plus je suis conscient, plus je produis un discours clair et explicite. Sans se laisser abuser par les intellectuels verbeux capables de produire un discours brillant mais désincarné, détaché de leur vécu, on peut penser qu’une capacité à produire un discours sur son vécu est un observable valide d’une certaine conscience de soi.

Au-delà de cette aspect « conscience de soi » on voit qu’un coach rompu à la démarche de supervision développe une capacité à être conscient de la relation qu’il entretien avec son environnement.
C’est en quelque sorte ce qu’on peut espérer d’une démarche de professionnalisation : rendre l’acteur capable de développer une certaine conscience de lui dans la relation avec son environnement.

Ce que nous disons pour les coaches peut peut-être avoir toute sa légitimité pour d’autres professions comme les managers, les DRH, les dirigeants d’entreprise ou plus généralement toutes les professions dans lesquelles l’individu est lui même son propre outil de travail. La supervision a comme objet de l’amener à affuter sa conscience de lui. Contrairement à la formation qui a pour objet de lui permettre d’augmenter ses connaissances la supervision peut avoir pour objet de l’aider à affiner ses moyens d’agir en intégrant les outils de la formation. C’est en ce sens que la supervision est une des conditions de la santé professionnelle des coaches et sans doute d’autres professions.

Denis Bismuth

[1] On pourra consulter quelques textes comme :
L’accompagnement dans le champ professionnel Maela Paul revue Savoirs 2009/2 (n° 20), pages 11 à 63
[2] « Developpement pédagogique, developpement professionnel et accompagnement » Marianne Frenay, Anne Jorro et Marianne Poumay. In recherche et formation 2011
[3] Non-agissant au sens chinois du « wu wei » : une manière d’être présent qui ne suppose pas de grandes gesticulations.
[4] Professionnalité au sens de Wittorsky : contour et contenu d’une profession.
[5] 2 Voir l’étymologie de professionnel : profemi ou profétari : parler à propos de….
in: Bismuth D Analyse de pratiques de manager Hermès 2005
[6] « aiant ainsi passe son noviciat , elle se dispofa a faire profession » in :histoire de l’établissement et du progrès du premier monastère des annonciades celestes…de marie hieronyme chausse, chavance

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